Yolande Bogui, productrice, scénariste et directrice de Emmaüs Production, présidente de l'Association Internationale des Femmes du Cinéma et de l'Audiovisuel (AIFCA), a conduit une délégation d’acteurs du cinéma ivoirien lors du dernier festival de Cannes en France. Renforcement de leur champ d’activité, valorisation du label cinématographique ivoirien, recherche de partenariats financiers, réseautage étaient au menu de leur voyage. Elle nous dresse également son regard sur le cinéma ivoirien. Par notre correspondant, Mory Touré
Délégation ivoirienne pour le festival de Cannes 2025 en France
MT : Bonjour Mme Yolande, vous êtes de retour du festival de Cannes 2025, où vous avez conduit un consortium de réalisateurs et d’acteurs du cinéma ivoirien. Quelles sont vos impressions à chaud sur ce voyage ?
YB : « Merci déjà de me donner l’opportunité de m’exprimer. Effectivement, j’étais à Cannes avec un comité, une délégation d’une dizaine de professionnels ivoiriens. Je tiens d’abord à remercier le ministère de la Culture, ainsi que le ministère de la Communication, porte-parole du gouvernement, et l’ASDM (Agence de Soutien au Développement des Médias), qui nous ont soutenus.
Mon impression première est celle d’une grande satisfaction d’avoir participé à un rendez-vous international aux côtés de Cannes avec la Côte d’Ivoire. C’est ma première satisfaction. Ensuite, en tant que professionnelle, c’est d’avoir pu exprimer mon talent, montrer ma créativité, au sein d’un environnement de production d’un très haut niveau. Et cela ne s’achète pas, ça se vit. Voilà mes deux premières impressions. »
MT : Comment les autres acteurs du cinéma perçoivent-ils aujourd’hui le développement du cinéma ivoirien, souvent appelé "Babywood", au sein des industries cinématographiques mondiales comme Hollywood, Bollywood et Nollywood ?
YB : « C’est un regard très, très positif, car j’ai moi-même été très étonnée de constater l’attraction qu’a suscitée la délégation ivoirienne. Il est vrai que, lorsqu’on vient à un festival comme Cannes, ce n’est pas tant le nombre de personnes qui compte, mais les retours, les sollicitations, les personnes qui cherchent à comprendre.
Nous avons été particulièrement touchés par l’intérêt manifesté par des délégations américaines désireuses de savoir ce que portait la Côte d’Ivoire. Surtout les anglophones, qui, je ne sais pas si c’est par curiosité, se sont montrés très intéressés, et cela m’a vraiment interpellée.
Ensuite, nous avons eu des rencontres francophones. J’ai participé à des rencontres organisées par le CNC (Centre National du Cinéma), où plus de cent producteurs francophones étaient réunis pour sélectionner des projets. J’y suis allée avec mon confrère Franck Vlehi. Nous avons suscité beaucoup d’intérêt.
Je peux dire que la Côte d’Ivoire intéresse le monde. Il est évident qu’il se passe quelque chose en Côte d’Ivoire. Les gens veulent en savoir davantage. Nous avons beaucoup d’opportunités, et des projets porteurs arrivent. »
MT : Quel est aujourd'hui l’état de la production cinématographique en Afrique, notamment en Côte d'Ivoire, après une période où le nord finançait le sud et avec l’émergence récente de nombreuses productions africaines ?
YB : « L’état des lieux de la production cinématographique en Côte d'Ivoire montre beaucoup d’avancées. J’aimerais ici saluer madame la ministre de la Culture, je suis très difficile en éloges, mais cette dame m'a marqué par sa patience, son travail discret, par les avancées et la vision qu’elle a pour le cinéma. Ce n'est pas un cinéma à court terme. Elle veut investir dans le long terme, en mettant l'accent sur la formation et l’accompagnement des professionnels pour se renforcer. Elle est très réaliste.
Le FONSIC (Fonds de soutien au cinéma en Côte d’Ivoire) a été créé l’année dernière. Nous avons eu la chance de fusionner le FONSIC avec l’ACP (Afrique Caraïbes Pacifique), ce qui a permis d’obtenir plus de 100 000 euros pour la production. Aujourd’hui, l’ASDM finance également, avec le SICA (Salon International du Contenu d’Abidjan), qui vient de se tenir et qui finance le développement, base de toute production. Un film qui n’est pas bien développé, même s’il bénéficie d’un gros budget, ne rencontre généralement pas le succès. Le fait que l’ASDM s’occupe du développement est un véritable atout.
Concernant la délégation qui est partie à Cannes, nous avons décidé de lancer des appels à projets avec des critères très clairs, respectant des normes internationales. Nous avons confié cette tâche à des spécialistes de l’OIF, du CNC, et à nous-mêmes, en amont, afin de sélectionner des projets capables de se positionner à Cannes. Car Cannes est un fleuron, un niveau élevé, il fallait donc réfléchir en ce sens. On a choisi six projets.
L’objectif est de participer aux marchés internationaux. Nous avons eu Cannes, nous aurons prochainement La Rochelle pour les séries, et pour le film d’animation également un festival dédié. Elle couvre tous les secteurs. Le film d’animation aussi va partir à son festival ; il y a le documentaire qui a son propre festival. Le lab de Grand-Bassam contribue aussi à renforcer les projets. Beaucoup d’actions fortes sont menées. Je pense que si la Côte d’Ivoire continue dans cette voie, dans deux ans, on ne parlera plus de "Babywood" mais d’un Babywood vivant. »
MT : Quand on parle du film, il y a la production, la réalisation, mais aussi le jeu d’acteur, qui est la face visible du cinéma. Quel est aujourd’hui l’état des lieux du métier d’acteur en Côte d’Ivoire ?
YB : « Il était prévu que nous partions même avec une délégation d’acteurs. Nous avions sélectionné quelques acteurs pour organiser une journée dédiée à l’actorat, afin de les présenter à l’extérieur.
Nous devions faire un casting d’acteurs, mais cela aurait trop chargé le programme, nous avons donc préféré reporter cette démarche à un autre festival de séries, puisque la Côte d’Ivoire connaît un grand succès dans ce domaine. Nous organiserons ce grand rendez-vous casting.
Tu as évoqué un nom qui m’a beaucoup touché. J’ai vu Denzel Washington descendre parmi la population pour saluer les gens ; j’étais à quelques mètres de lui. Je marchais et je me suis surprise à verser des larmes tellement ce qui émanait de cet homme, son humilité, m’a frappée. Je veux interpeller nos acteurs : « Pour construire un grand homme, il faut que ce grand homme soit humble.
Nos acteurs éprouvent beaucoup de frustrations. Ils en veulent un peu à tout le monde. Ils doivent comprendre que pour que quelqu’un mette son aura sur toi, il faut que tu aies de la positivité en toi. Il faut que ton cœur soit pur, car une personne ne peut investir des milliards sans avoir confiance. Mais si tu ne valides pas cela, le succès ne viendra pas, car c’est Dieu qui élève. Ils doivent apprendre cela, nous évoluons dans un environnement très difficile. Ce qu’ils oublient, c’est qu’un producteur, quand il cherche des financements, signe des contrats et des accords de confidentialité. Il y a des choses qu’il ne peut pas révéler publiquement. »
MT : Sur l’échiquier cinématographique ivoirien, y a-t-il de bons acteurs ?
YB : « Oui, il y a de bons acteurs, de très bons acteurs, il y a du talent, beaucoup de talents, mais malheureusement le talent ne suffit pas dans ce monde. Les gens ont besoin de voir une personne capable de supporter, capable de tirer, capable de regarder certaines choses. Et puis, c’est dit, le moment n’est pas à la parole, le moment est au travail. Je vais rester dans le silence. C’est un choix de vie. Vous pouvez dire grand, il faut savoir élever son esprit. S’ils comprennent cela, ils sauront que pour être grand, il faut savoir marcher. Ce n’est pas tout, on le dit : quand il y a trop de bruit, les grandes choses ne peuvent pas se fixer. »
MT : Vous évoluez dans cet écosystème depuis un certain temps et avez pu observer son ascension. Pensez-vous qu’il y ait de l’espoir pour un grand cinéma ivoirien à l’avenir ?
YB : « Bien sûr, c’est à cela que nous nous attelons, et ce plaidoyer nous devons le faire parce qu’on croit qu’il y a de la matière. Mais il faut avoir quelqu’un de visionnaire, qui croit, qui est capable d’y aller, c’est Madame la ministre de la Culture. Elle nous galvanise, quelqu’un qui te conseille, quelqu’un qui te pousse quand tu es découragé. On sait que tout n’est pas que l’argent, et nous croyons. Le cinéma africain existe, spécifiquement celui de la Côte d’Ivoire, ce cinéma a son mot à dire. Dans un colloque en France, j’ai entendu cette phrase : « L’Europe n’a plus rien à proposer, que tout se retrouve en Afrique. »
Mais quand les gens le disent, c’est que les Africains entendent cela. Est-ce qu’ils sont conscients qu’ils sont assis sur des mines d’or et qu’il y a de l’espoir ? Quand on prend 10 personnes pour aller à Cannes explorer le terrain, c’est se projeter sur les nouveaux mécanismes cinématographiques dans tous ses compartiments. Ainsi outillés demain, je pense qu’on aura quelque chose en main qui pourra vendre notre pays. »
MT : Nous te souhaitons bonne chance dans ce métier exigeant, où l'on travaille toute sa vie sans vraiment de retraite. Pour tes projets futurs, nous en parlerons très prochainement, n’est-ce pas ?
YB : « Merci beaucoup pour cette interview. Les projets sont en cours. Nous avons une série de 8 épisodes de 52 minutes qui est en cours. Nous avons aussi un long métrage qui va faire fort, qui parle de Marie-Thérèse Houphouët-Boigny, de la Côte d’Ivoire aux États-Unis. Donc, nous avons de gros projets. Nous espérons qu’avec les retours de Cannes, nous allons encore fortifier. Bientôt, la Côte d’Ivoire sera à la une, et nous viendrons célébrer les victoires. »
© Sitanews
Copyright © Sitanews. Tous droits réservés Sitanews